La diagonale moldave

LA DIAGONALE MOLDAVE
Samedi dix-sept novembre sept heures du matin
On quitte la crasse déglingue de Chisinau en Moldavie
On roule vers la Transnistrie
Empaquetés dans un vieux bus moucheté de rouille et de boue épaisse
Je me blottis contre un morceau de vitre glacée et je me tais
Je mâche les images dans une déglutition de paupières
Je ne veux rien manquer rien oublier
Je veux me souvenir de tout et surtout du présent
Sur le palier d’un pays tonsuré et vide
Des vaches croupissent dans les plaines
Elles ressemblent à des icebergs sur la mer
Une fièvre jaune au creux de leurs yeux jaunes
Elles contemplent l’effacement du monde
Dans l’hospitalité de son néant
Je ramène mes yeux sur le bord de la route
Les fleurs du bas-côté dégringolent dans le scalp des pneus
Les bornes kilométriques chapeautées de bleu
Tiennent le décompte de ma course vers le péril
On entrera bientôt dans la zone fermée de Transnistrie
Et je sens mon cœur qui cogne sous les persiennes thoraciques
Quelques déflagrations d’images se bousculent à la vitre
Des formes à peine vues dans la vitesse
Une babouchka en fichu trois masures biscornues et un verger crépu
Et puis plus rien un rond de lumière polaire un ciel blanc
Et quelques postillons d’oiseaux qui s’arrachent à la terre humide
Il règne une paix morbide dans les lisières du continent Europe
On traverse les bois pétrifiés d’Hirbovat
Dernière ville moldave avant la frontière
Des branches fines et gercées cognent à la vitre dans un fracas de grêle
Paysage triste d’ombres brûlées et de troncs couleur d’os
Les voitures de police qui patrouillent ressemblent à des jouets d’enfants
Sauf qu’ici-bas les figurines tirent à balle réelle
Ralentissement à la frontière
Adieu douce Moldavie un grand panneau frappé de la faucille et du marteau
Souhaite la bienvenue en Pridniestrovskaya Moldovskaya Respublika
La République Moldave de Transnistrie
On pénètre un premier baraquement
Une jeune femme russe inspecte nos passeports
Beauté ceinturée dans un kaki fatigué
Une furtive échancrure laisse parfois deviner
Ce territoire interdit et retranché dans son camouflage
Elle nous adresse un sourire du fond de sa froideur
J’ose croire motivé par nul automatisme
On entre dans le bureau de la police d’immigration
Comme prévu on nous interdit immédiatement l’accès à Tiraspol
Et à tout le territoire de Transnistrie
Go out ! Go back ! Niet ! niet ! niet !
Le bras de fer a commencé
Notre chauffeur de bus s’impatiente la peur envahit ses traits
Il finit par nous quitter
Son bus s’enfonce au loin sur les routes de la région séparatiste
Nous restons seuls dans l’embrasure de ce monde
Pendus aux décisions des milices
On attend dehors cherchant une ruse ou une idée
On pourrait attendre la relève essayer plus tard ou revenir demain
Des soldats russes s’approchent et disent en s’amusant
Try again ! Try again !
Mais les tentatives suivantes échouent toutes lamentablement
On reste à écosser les heures dans un froid de fer
Les pieds cloués sur un carré d’asphalte
On a marché partout où l’on pouvait marcher
Nous sommes semblables à ces chiens errants
Qui supputent leurs chances de nourriture
En se traînant hirsutes et maladifs entre les carrosseries des voitures
Au ciel encore ces oiseaux noirs et faméliques qui poussent des cris rauques
Aux pieds toujours ces sales chiens gris qui transpirent de froid
Mais le pire des spectacles est encore au milieu chez les êtres humains
On part pisser au loin dans le no man’s land
Il y règne un silence glacé
Seules les fleurs gelées crissent sous nos pas
Les chiottes des milices de Transnistrie
Ce sont trois murs dressés sur une plateforme de béton gris
Avec un trou maculé de merde au milieu
Une bouche d’ombre qui pue abominablement
Je pisse sans respirer le nez dans le manteau
La chevelure d’urine solaire filant dans le trou
De ce poste à déféquer
On voit la ville interdite de Tighina
Offerte toute entière au regard dans une féroce nudité
Elle jaillit du versant noir et désolé des plaines
Des remparts fracturés d’immeubles grisâtres résistent à la béance des confins
Elle saigne de son désir d’exister quelque part
Tighina ou Bendery
Ce sont les deux noms pour une seule et même ville
Ni parfaitement moldave
Ni complètement transnistrienne
C’est une ville funambule que je contemple
Au bord d’un vieux continent mordu par la peur
La beauté est définitivement inhumaine
Et j’ai soif de cette ville sans pareille
De retour dans les baraquements de police
On parvient à négocier un simple visa de transit
Pour joindre le port d’Odessa en Ukraine
On traversera la Transnistrie enfermés dans un bus
Avec l’interdiction formelle d’en sortir
Un milicien remplit nos sésames en formules cyrilliques
On passe une nouvelle heure dans le froid
En bouffant des Chips comme du bétail le nez collé aux barrières
Les soldats nous désignent enfin un vieux bus dans lequel monter
Ils nous certifient qu’il roule vers Odessa
En guise de bonne route un dernier milicien galonné lâche :
Un seul pied à Tiraspol et vous êtes morts !
La dernière barrière se lève enfin
Et on quitte sans regret ce chicot de pus
Transnistrie dix-sept novembre
Il doit être quinze heures environ
Nous roulons à bonne allure vers Tiraspol
On savoure notre petite victoire
Nous sommes entrés dans ce territoire interdit aux étrangers
Ce soir nous ferons la fête à Odessa
Rien ne laissait deviner à cet instant
Qu'on vient de prendre un ticket pour la peur
Rien ne permet de présager pour l’heure
Qu'on n'atteindra jamais l'Ukraine…
Extrait de La Diagonale moldave par Maxime Aumon